Les manœuvres avaient cours aux abords du bungalow. Vraisemblablement le garage, juste à côté. Je traversais en coup de vent l’aire de jeu, soir et matin, sans en être un acteur ni même un spectateur avéré. Occasionnellement, de petits ébrouements s’y faisaient entendre mais rien ne semblait annoncer là une notable fissure dans l’ordinaire. Rien encore pour imaginer une quelconque frontière la protégeant, sinon celle d’une vie privée, bien enchâssée entre les bornes d’arpentage, puis bétonnée dans l’autre sens d’un solide trottoir : un passage à niveau.
Juste un peu de bruit, et pas toujours. Au fond, à chacun sa marche d’escalier à reclouer chez lui périodiquement, son bout de bois à scier ou autre chahut de cet ordre, se dissipant en chemin vers la rue. En cela, cette adresse ne faisait pas exception. Du fait de leur banalité, ces petites irruptions du faire dans l’espace de tout le monde auraient pu n’être ni remarquées, ni ressassées dans ma tête depuis les quarante quelques années qui m’en séparent.
Casé en séquence avec les autres garages sur mon chemin, celui-là résume à lui seul mon séjour étudiant dans le quartier. Mais en quoi était-il différent? Apparemment, rien. Rien, sauf une seule fois.
Au jour dit, sans prévenir et seulement ce jour-là, la porte à bascule s’était ouverte sur un forfait déroutant : un grandiose fatras de bois s’y déployait à plein cadre! J’aurais pu me trouver devant la forêt de chêne de Notre-Dame de Paris, appliquée mais foisonnante, telle une soudaine éclosion. L’architecture banalisée d’un garage de ville saurait-elle regorger d’aussi filandreuses entrailles, comme s’il s’agissait d’une masse organique? Quoi encore, aurais-je assisté, si j’avais osé rester, à la naissance d’un grand vaisseau s’extirpant d’un autre? Comme une équivoque arrivée de loin dans le quartier ce matin-là, l’empoutrerie débordait de rondeurs lumineusement ambrées : celles d’une grande coque de bateau. Ou ce qui en avait l’air, malgré les appels au sens commun.
Par où diable était entré ce gros œuvre et par quelle bataille allait-il un jour en sortir, si cela se peut? L’opiniâtre ouvrage envahissait tout l’intérieur, défiant l’embrasure. Partant d’aussi loin que je pouvais les repérer, de longues ellipses s’élançaient jusqu’à se ficher vers l’avant dans de savantes entailles, solidement chevillées. Le robuste ballet de charpenterie évoquait pêle-mêle l’ordre le chaos, se bousculant contre les murs. D’abord pondérées mais en nombre infini, les mesures et démesures du chantier s’étaient-elles emballées à huis clos au cours des dernières décennies? Une telle poussée de patience allait-elle venir à bout de la coquille qui, jusque-là, gardait en secret l’improbable naissance?
Le garage aurait bien pu se fendre en deux, vaincu par l’irrésistible dilatation de bois et maintenant affaibli par le devant, s’ouvrant sur une rue bardée de voisins alignés au cordeau. Même en le dégageant de son exosquelette, comment le vaisseau compressé allait-il un jour emprunter l’étroite rue puis le boulevard, peut-être? Et vers quelle autre artère? Quel était donc ce débarquement, à quoi tenait-il ?
Saisie par une aussi sauvage beauté, ma tête gela sur place alors que le trivial m’escortait, comme un condamné, vers la journée d’école que je venais à peine de commencer. Ahuri, je ralliais déjà ma ligne de vie, comme pour ne rien trahir de celle d’un autre et de la suave désobéissance dont j’étais témoin ; sitôt arrivé, je quittais les lieux d’un même pas, comme on sort d’un rêve.
Pourquoi ne suis-je pas, à tout le moins, resté vissé au trottoir tel un chien à l’arrêt? Comme s’il s’était trompé, le surprenant arsenal s’était ouvert sur mon chemin et j’avais eu la main heureuse. Or, dès le lendemain et les autres jours, la porte ne laissait plus rien entrevoir, banale entre toutes, scellant le garage et ses avatars. Le vaisseau s’y trouvait-il toujours? Aucun canal n’avait été excavé dans l’asphalte vers quelque destination ex muros, aucun débordement n’avait visiblement entamé le cadre. L’ardente entreprise aurait-elle réussi à traverser l’ordinaire de part en part un bon matin, au point même d’effacer toute trace de son existence en ce monde et me laissant seul au secret? Issue du néant, la charpente en débauche pourrait y être retournée, aussitôt rengainée vers les profondeurs du lot résidentiel.
Ce fut là ma première journée de quelque chose, sans le connaître, un filet de lumière. À quoi servait désormais mon engagement en techniques administratives, sinon à repasser aux mêmes heures et d’une même foulée, non pas pour tenir ma routine mais surveiller la faille et ses possibles rejeux. J’espérais par-là revivre quelques secondes d’exception, celles même où j’avais esquivé le chantier du regard, afin de ne pas en rompre le charme. Marchant au pas comme si l’on me surveillait, chaque nouvelle journée était l’occasion de me surprendre à nouveau, exactement là, inlassablement. Discret mais déterminé, jamais n’ai-je par la suite dévié de mes passages à niveau, ne serait-ce que pour ralentir ou oser un coup d’œil à travers les vitres ; on pouvait me faire confiance. Ultimement, ce pas militaire m’ayant fait passer tout droit la première fois m’avait peut-être valu d’être le seul témoin encore en vie. Pouvait-il encore me gratifier d’une nouvelle levée de rideau, une bonne fois. Juste pour moi, qui sais me taire.
De prime abord, le monde se présente sous des airs reconnaissables. Cela commence avec une adresse civique comme toutes les autres du voisinage. Une aire standardisée, n’offrant qu’une vue frontale. Celle d’une maison, flanquée d’une dépendance ordinaire. Puis, à l’abri des éléments, son volume intérieur capable d’avaler une voiture par l’avant et un peu plus par le fond, assez même pour y prévoir un modeste établi. Quelques marottes et bricoles y ont libre cours. D’abord épisodiques puis graduellement plus ambitieuses, pas toujours abouties. Se jouent alors d’importantes jurisprudences. En principe, c’est à la voiture que revient la pole position puis vient un jour où l’effervescence des lieux s’y colle d’un peu trop près, trop souvent, jusqu’au jour de son expulsion : désormais, le tarmac tout entier ne s’ouvrira plus qu’aux missions supérieures : décomplexées, jusqu’aux portes. Cet espace privé ne se livre pas aux regards ni aux normes, les choses ont beau s’y distendre sans plaidoirie. De jour en jour, leur présence gagne en poids et en matière, elle s’installe et prend vie. Un zonage de l’intérieur s’invente à mesure, sans arrêté.
Un architecte ne se commet pas en d’aussi chimériques expériences, à moins qu’il le fasse pour lui-même. Sans pouvoir soutenir son dessein si un client lui demandait, il avance vers une focale pour toute direction. Il entame ses révolutions, tenant les rayons en tension au bout de ses bras, portant outils et matières en suspens. Étourdi, il se perd et se retrouve à mi-hauteur, au milieu de sa vie, puis s’exécute vers de nouveaux vertiges. Il s’accroche aux plafonds puis les pousse de ses étais, il cambre les murs en y glissant des cales : de petites, puis de plus grosses. Son atelier respire, se dilate et se transforme. C’est un repaire pour lui seul.
Alors, le vaisseau, si c’en était un, se destinait-il vraiment à gagner l’espace public? Entamait-il sa première traversée ce jour-là dans le chambranle, alors que je n’en ai vu poindre que l’amorce d’une proue? Je me demande quelles contrées pourraient aborder une pareille équipée, ne serait-ce que sous la forme d’un chantier qui recule toujours. Une énigme dont les scénarios se confondent en coups de marteau, pour le présent. Qui captive, par sa sourde énergie, par sa démesure. Entre quatre murs, dans une douce apesanteur.
Il eût sans doute fallu exploser le petit bâtiment pour libérer un jour la trop grande carlingue qui se serait aussitôt butée à d’autres murs, bien plus oppressants. Puis l’atelier serait disparu derrière ; écartelé, inhabitable.
Pour un instant, posons l’hypothèse que rien de tout cela n’est arrivé. Pour démonstration, rien dans les jours précédents, rien dans les suivants, ne porte la trace de quelque anomalie à cette adresse. Quant à la journée portes ouvertes, juste pour moi qui n’y suis pas resté, elle pourrait n’être qu’une fabulation qui, cependant, m’habite encore. Or, cela étant, ce quartier résidentiel doit bien renfermer d’innombrables repaires, tant d’autres caves où tenir de semblables jongleries. Sur des alibis de retraite ou de choses à réparer, les soirées s’y façonnent à force d’assemblages, de démontages puis de solutions hybrides s’échouant sur de longues soirées en solitaire.
Parfois, je suppose aussi que le vieux garage se serait peut-être écrasé avec le temps, faute de s’être appuyé contre la puissante carlingue. Ainsi greffé aux parois disponibles, l’engin apportait son soutien à ce qui n’était en somme plus une dépendance mais bien davantage : un pays d’impossible. Un fragile écosystème, autarcique et jamais repu. Isolé à force de bagage, d’épures et d’outils tassés contre les murs : isolé du monde.
C’est à grands risques qu’une telle entreprise s’exposerait à la lumière du jour, au péril de se voir banalisée à son tour, qu’on la toise sous des impératifs fonctionnels. Qu’on en comptabilise les heures gaspillées, la disgrâce retombant sur le coupable, voire la complaisance du voisinage.
Si le chantier était bien celui d’un esquif des eaux ou même des airs, peut-être n’ai-je aperçu qu’une mise aux normes de première main, visant à planter le décor. Une rampe de lancement, ouverte sur des relais encore inconnus. L’atelier n’est-il pas ce genre de fabrique sans maison mère et d’où partent les plus rutilantes inventions, se mirant sur un sfumato. Les architectures que l’on n’habite qu’en les transformant à mesure, les moulins à pétrir des idées jusqu’à ne plus les reconnaître. Toutes ces choses sont possibles, lorsqu’on est seul. Dans un atelier isolé.
Isolé entre les parterres, c’est un chantier de bout du monde qui grouillait là à l’abri de la rue pas si passante. Jamais le maître des lieux n’a fait étalage de ses élucubrations. Il n’est probablement ni un artiste ni quelque constructeur de quelque chose, exerçant un métier. Il ne revendique rien qui vaille pour les autres, gardant pour lui ses raisons.
Aussi noble et beau qu’il put être, le grand oiseau volait à sa place dans l’œuf banalisé d’où pendent les ancrages. Peut-être le volatile y est-il encore et si c’est bien lui que j’ai vu, je ne vais pas m’appesantir sur sa raison d’être. Sans le demander ni même en l’espérant, la vie m’a fait un cadeau. Elle m’a montré l’impossible de quelqu’un. Celui d’un autre et qu’il a en propre, dont l’existence ne m’a été démontrée que par accident.
L’armateur de Babel ne redescend pas à chaque fois pour souper. Il doit bien s’égarer pendant de longs moments, quittant cette terre pour une mer tout au bout de la rue et des autres rues, dont lui seul connaît le chemin. Peut-être nous sommes-nous déjà croisés à l’épicerie ou ailleurs, sans que rien de sa dégaine ne le trahisse. Il est quelque part mais son pays n’est pas ici.
