La Timidité des cimes est une série de résidences du commissaire Éric Mattson à l’Atelier de la 8e île sur la Pointe-de-Moisie, à Sept-Îles au Québec. Durant celle du mois de juin 2024, l’artiste Karen Trask et l’auteure Nicole Gingras complétaient avec moi le quatuor. Je les remercie ainsi que Marie-Josée Desrosiers et les habitants de Moisie.
Répondre à une telle invitation, c’est quitter pour un moment ce que l’on connaît, laisser derrière soi la routine d’atelier et la relative maîtrise qu’elle confère aux activités de création : c’est faire autre chose. Un artiste peut s’y engager même les mains vides, n’y apportant que les idées qui de coutume lui sont associées et qu’il souhaiterait transplanter quelque part ailleurs, afin de mieux les mettre à l’épreuve. Il s’abandonnera parfois même plus encore, laissant venir à lui un monde total, pour l’aborder dans des modalités matérielles dont il ignore tout.

Je l’ai documenté sur la peau d’une timbale qui se trouvait entreposée dans l’ancienne église nous tenant lieu d’atelier.
Un artiste ne pèse pas lourd lorsqu’il lâche ses outils de pratique courante. En outre, et lesté même des intrants dont il a l’habitude, il se cherche un bout de temps dans un état d’apesanteur qui certes bouscule mais, de ce fait, favorisera peut-être des changements de cap ; soit dans l’instant, soit pour plus longtemps.
Prenant place dans cet environnement, il s’entoure d’une compagnie humaine différente. La routine d’avant cède sa place à une nouvelle, qui confronte et conforte tour à tour : dans l’ordre et le désordre, d’une minute à l’autre, dans la même journée.
Aucune obligation de résultat n’était de mise à Moisie. Ainsi on n’attendait pas de nous une œuvre aboutie, devant être produite sur place et présentée au public. Pour l’essentiel, nous étions là pour partager un quotidien avec des gens, pointer de petites choses qui nous interpellent, menant ultimement vers des expériences de création. Entre le début et la fin, je voulais au moins vivre une occupation qui se raconte dans des modalités qui m’appartiennent, un segment à boucler dans le temps et qui fasse sens.

Mon intention, me dis-je, n’était pas tant de les dupliquer à l’identique comme de m’adonner à une expérience mêlée d’ambition et d’humilité : je n’étais pas le premier à me frotter à cette immensité. Je n’étais pas le dernier à vouloir en ramener quelque chose.


Qu’on le veuille ou pas, les matières qu’on amène dans le champ de la sculpture colportent avec elles leur part d’affects. Je m’en tiens d’habitude à ce qu’elles amènent dans mes mains : d’abord leur sensualité puis, le cas échéant, ce que je pourrai en faire. Généralement, je les manipule aussi librement que possible, la culture s’occupant vite d’envahir les questions ouvertes, les espaces restés vacants. L’on se doit alors d’accueillir ici une lourde symbolique se glissant entre deux formes que l’on associe pour une première fois, là une prise de position présumée, s’amenant par le simple fait de faire de l’art avec ce qui est de la culture : la sculpture, c’est aussi cela.
En ce sens, il serait bête d’ignorer la puissance d’évocation des matières que j’ai collectées à Moisie, notamment les ossements d’orignaux qu’on trouvait à foison sur le site d’un ancien chenil. Il en est de même de la magnétite, ce sable ferreux très noir, brillant et soyeux rappelant par sa présence sur les lieux une exploitation minière aussi brève que brutale.

Voilà presque une année que je m’étais vertement démonté un pied, je clopinais encore d’une journée à l’autre à travers ce large inventaire d’occasion. Tous ces ossements qu’on trouvait en un même endroit, assez même pour s’enfarger dedans, c’était un butin aussi dramatique qu’inespéré. Un vaste vrac où se bousculaient des tibias par-dessus des vertèbres puis des hanches, admirablement moulés dans les mousses. Parfaitement sertis sous la tourbe, assez même pour m’inciter à les démultiplier en coulant du plâtre directement dans la terre, ce que je n’ai pas eu le temps de faire cependant. J’aurais pu passer des années à remuer ce bout de terrain comme on explore un pays, réveillant et disloquant à mesure de rutilantes mécaniques terreuses.
Ces os arrachés à la terre sans en voir le fond, m’étaient comme des vues éclatées. Un bestiaire au destin ouvert, des corps mélangés en instance de recomposition. Quelle suite donner à telle articulation que je tiens là sans son répondant dans l’autre main, quel prolongement chercher pour tel autre engrenage jouant son sort entre le mort et le vivant, entre une vie et une autre?
Dans un large camaïeu de bruns et d’ocres jusqu’au blanc, certains spécimens semblaient parfaitement conservés, à l’aube d’une plausible remise en service. D’autres cassés bien mieux que j’aurais su le faire, ces fractures s’ouvrant vers l’espace de la sculpture, celui où se négocient, sans plus d’histoires, les pleins et les vides.
Un sculpteur cherche parfois à s’approprier des formes qu’il n’aurait su générer à partir de rien. Par exemple, il pourrait lancer le chantier en se mettant au dessin d’observation ou au moulage, le temps que se présente quelque scénario pérenne par la suite. Or les premiers jours, n’ayant pas en mains les matériaux requis, c’est par la taille directe dans du bois de chauffage que je ciselai petit à petit la première empreinte, bien ajustée à un fémur long de seize pouces. Les choses avançaient bien, tout se déroulant droit devant. J’avais réalisé un premier objet, un peu insolite… et juste la bonne pointure, apparemment, pour accommoder le chien de la maison qui justement avait été amputé d’une patte… Seize pouces. Observant mon assemblage, je m’imaginais démonter le forfait une bonne journée en repartant puis tout replacer dans le bois de poêle du patio, standardisé comme toutes les cordes de bois connues. Je tenais bien là des standards pour la suite des choses, une mesure étalon qui d’ailleurs m’a suivi pas mal longtemps. En matière de mensurations, les fémurs d’orignaux et le bois de chauffage marchent bien ensemble.


Résidence d’artiste La Timidité des cimes, commissaire Éric Mattson
Atelier de la 8e île, Moisie, Sept-Îles
Os d’orignal, bois de chauffage sculpté (bouleau blanc)
14 x 14 x 80 cm.
Utopie est le nom de la chienne de la maison où nous étions hébergés.
Les vues éclatées puis recomposées en alternance, les greffes timidement plausibles, les autres raboutages biscornus à divers degrés, mon bestiaire trouvait doucement sa vie à lui. D’abord intimidé, j’ai lentement trouvé mes aises à jouer au docteur. Je me suis mis à plâtrer ce qui pouvait l’être, à cimenter les sections semblant le demander. À creuser par endroits, à remplir des cavités ailleurs.


Résidence d’artiste La Timidité des cimes, commissaire Éric Mattson
Atelier de la 8e île, Moisie, Sept-Îles
Os d’orignal, béton
18 x 17 x 24 cm sans les quartiers de bois.

Résidence d’artiste La Timidité des cimes, commissaire Éric Mattson
Atelier de la 8e île, Moisie, Sept-Îles
Os d’orignal, béton de magnétite
L’un dans l’autre : 14 x 14 x 9 cm. h.

Résidence d’artiste La Timidité des cimes, commissaire Éric Mattson
Atelier de la 8e île, Moisie, Sept-Îles
Os d’orignal, plâtre
16 x 20 x 49 cm.


Résidence d’artiste La Timidité des cimes, commissaire Éric Mattson
Atelier de la 8e île, Moisie, Sept-Îles
Bois flotté, béton
88 x 49 x 192 cm. h

Résidence d’artiste La Timidité des cimes, commissaire Éric Mattson
Atelier de la 8e île, Moisie, Sept-Îles
Bois de chauffage (épinette), béton de magnétite
19 x 26 x 45 cm.

Résidence d’artiste La Timidité des cimes, commissaire Éric Mattson
Atelier de la 8e île, Moisie, Sept-Îles
Béton de gravier, béton de magnétite, cailloux
25 x 25 x 43 cm. h.

Résidence d’artiste La Timidité des cimes, commissaire Éric Mattson
Atelier de la 8e Île, Moisie, Sept-Îles
Béton
Forme creuse : 11 x 32 x 32 cm. Ballon crevé : 23 x 23 x 23 cm. h.
J’ai trouvé un vieux ballon sur la plage dès les premiers jours, il est resté à la traîne sur la terrasse pendant un bon moment. Or il fallait bien que je m’y mette par la suite, jusqu’à en faire mon compagnon d’atelier. Était-il encore bon pour prendre un coup d’air et rebondir à nouveau? Il semble que non, à la lumière des diverses sollicitations qui se sont succédées et l’ont tout de même vu se démultiplier tantôt en plâtre et en béton, intégralement ou en segments, en avancées et en retournements. Il est parfois difficile de statuer sur quelque étape ultime où le jeu est fini.
Résidence d’artiste La Timidité des cimes, commissaire Éric Mattson
Atelier de la 8e île, Moisie, Sept-Îles
Camera et montage : François Mathieu
5:35 minutes
