Petits objets – Les matrices des bébés et les bébés des matrices

À ce jour, je n’ai pas épuisé la richesse des sphères, lesquelles demandent toujours de grands soins pour les construire. Alors qu’il est si simple de coucher une courbe sur le papier, que ce soit au bout du bras ou d’un mouvement de poignet, de filandreuses règles géométriques se dressent devant toute volonté de mise en chose. Bien que ces lignes encerclant le vide appartiennent à tout le monde, elles se dérobent au bricoleur qui voudra les décoller du sol pour enfin les déployer en un volume. De même, rien de ce qu’on trouve en quincaillerie n’est d’une grande utilité pour quiconque veut aborder la courbe, et surtout pas en trois dimensions.

Ainsi je réfléchis à l’architecture implicite aux sphères. De quoi sont-elles faites? D’où viennent-elles et quel en est l’appareil? La peau d’une balle de tennis ne comporte que deux formes lovées l’une dans l’autre, d’un dessin apparemment aléatoire mais tellement pas. Bien avant l’informatique, quelqu’un aura un jour scellé le sort du baseball par la même occasion, en dessinant ces deux formes identiques qui, bien aplaties sur l’établi, font penser à un ying et un yang, sinon à un symbole de l’infini ou au cuir étiré d’un animal écorché. D’autre part, un ballon de basketball comporte huit sections, soit quatre allongées et quatre autres un peu plus courtes. Un ballon de volleyball arbore six groupes de trois pièces non identiques. Le soccer se joue avec des hexagones et des pentagones soigneusement positionnés les uns contre les autres. Sans les pentagones noirs, les peaux blanches auraient beau se multiplier à l’infini, en un motif de grillage à poule sans aucun relief. Or, placées aux bons endroits, les candidats de couleur conduisent certes l’assemblage à des soulèvements localisées mais bientôt systémiques et de petites révolutions autour du centre invisible et incolore. Comme une formule géométrique résolue ou des comptent qui balancent, la sphère ferme bien étanche.

Matrices de bois servant à produire des œuvres de chaudronnerie d'art.

Des comptes qui balancent, une figure géométrique viable sous son propre poids, un système en faisant foi. Pensons par exemple aux fermes d’une toiture qu’il suffit d’observer un peu pour saisir la démonstration du poids des choses dans le monde. Il m’apparaît qu’une sphère est toujours le fruit d’un ensemble d’efforts imposés à une addition de composantes qui, sinon, resteraient à peu près droites. En dépit de sa simplicité et son silence, la sphère est l’aboutissement d’efforts combinés. Elle est dynamique.

Penser les sphères sous l’angle des forces qui agissent sur elles et contre elles, c’est aborder la forme elle-même comme une structure. Ensuite, on s’y prendra de différentes façons pour les façonner dans une matière puis dans une autre. En somme, mettre en matière une forme géométrique comme celle-là, c’est un dialogue entre les mains, les choses et le monde des idées.

Bernard Paquet, chaudronnier au travail sur une œuvre de François Mathieu
Bernard Paquet au travail sur l’une de mes pièces

De ce pas, je donne la chance aux petites choses d’en générer d’autres, en appui à ce qui les a créées, en rupture ou les deux. Car tantôt aussi, c’est le principe même de la série qui devient le moteur des idées. Par exemple, la chaudronnerie est une technique qui suppose la production préalable d’une matrice de bois, laquelle servira à façonner patiemment sur sa surface une doublure de laiton, laquelle à son tour expulsera sa matrice juste avant de se refermer sur le vide. Les bébés auront beau se mettre à plusieurs pour mieux exprimer leur relation à une matrice qui, dans son silence, pointera peut-être dans des directions nouvelles chaque fois qu’on posera les mains dessus.

Le plus souvent, j’ai vu des pièces de laiton chaudronné s’ajuster avec précision sur les matrices, un galbe sculpté dans le bois appelant son pareil, un creux demandant d’être rendu à l’identique ; l’un s’imposant à l’autre. Or cette fois, mon ami chaudronnier m’accueille non pas pour copier à l’identique un objet de bois mais pour me prêter ses mains et son savoir-faire dans une libre exploration de la forme. Que cela aboutisse en métal ou en autre chose, en nouvelles questions ou en nouvelles réponses.

Une petite magie d’une heure arrive parfois à soulever la peau d’une sculpture qui ne s’est pas glissée dedans encore. L’objet apparaîtra pendant un petit moment, comme gonflé par un souhait qui ne sait trop comment faire pour se faire entendre, occupant tout de même un espace sommaire et volatil. Ça tiendra un peu et ça devrait s’écrouler très bientôt, pour les mêmes raisons. Est-ce qu’on parle alors d’une sphère en bonne et due forme, ou serait-ce juste un tas de quelque chose qui cherche encore par où s’échapper. Même une poche d’air doit bien, elle aussi, avoir une forme… 

Petite œuvre murale de laiton chaudronné.
Quelque part dehors, quelque part dedans   2017
Laiton chaudronné
37 x 37 x 4 cm.

Si un dôme est fait d’une membrane tenue en position en dépit d’elle même, l’on aura alors une idée de ce comment les fermes arrivent à distribuer l’effort équitablement, tout autour d’un point central qui n’est même pas tracé, comme s’il ne sévissait que quelque part dans l’abstrait. L’armature insiste, la membrane s’y refuse, l’une et l’autre s’échangent leurs doléances. Il faudra s’entendre sur la trajectoire d’un crayon de plomb.

Escalier de maçonnerie assemblé comme une voûte, illustrant la répartition des charges le long d'un arc.
Un bel escalier devant lequel je passais souvent dans la ville de Trois-Rivières au Québec. À mes yeux, c’est un poème que de voir une cascade de blocs aussi lourds mais finement taillés, cramponnés au-dessus du vide.

Les arcs ébauchent dans l’air l’étroit sentier sur lequel circulent et se rencontrent sans heurts le poids et la résistance. Les masses auront beau s’ajouter les unes aux autres, elles seront supportées par une idée maîtresse qui s’appuie, elle aussi, sur le poids du monde. Lorsque le dessin est parfait, l’on se prend à dire que plus c’est lourd, plus ce sera solide.

La structure est une chose mais il y a aussi le dessin qui rend compte de ce comment l’on comprend ce que l’on voit. C’est bien à croire qu’existent aussi des structures servant essentiellement à faire tenir les idées ensemble et suggérant la représentation d’un volume. Par exemple, comment s’y prend-on pour dessiner une sphère qui ne soit pas un simple cercle sur le papier? Comment faire pour donner du corps à un tracé autrement aussi misérable qu’un simple cercle? Les règles de la perspective n’ont aucune prise sur le corps fuyant des petits et grands astres lisses. Même s’il n’y a d’arêtes nulle part sur la surface, l’on peut tracer dessus des arcs réguliers, donnant l’impression que la forme est divisible. De ce fait, l’on comprendra que ce cercle est en réalité un volume représenté, prêt à construire. Autrement, il faut y déployer de la lumière, sans quoi rien ne sera jamais clair.

Gros plan sur une matrice de bois numérotée et calcinée par endroits, montrant les opérations de chaudronnerie qui ont été exécutés dessus.
Mieux qu’un exposé, cette matrice de bois arbore mon marquage préliminaire au plomb, relevé par les codes d’assemblage, les traces de clous et de soudures du chaudronnier qui a pris le relais après moi.

À l’usage, l’on s’est rendu compte que la terre pivote autour de ses deux petits points les plus froids. C’est pareil pour les fruits qui viennent souvent avec un marquage permanent de part et d’autre, lequel donne une direction franche pour les trancher en quartiers que l’on mange l’un après l’autre, dans le temps. Dans le temps, dirons-nous, parce que ces quartiers sont aussi des fuseaux horaires, des phases lunaires. En complément, les parallèles apparaissent logiquement pour couper les oignons dans l’autre direction, évoquant par degrés tantôt la chaleur équatoriale, les froids polaires et les températures intermédiaires.

Sculpture de laiton chaudronné en forme d'ogive.
Étirement d’une sphère   2017
Laiton
29 x 58 cm.

Sculpture de laiton chaudronné en forme d'ogive.
Étirement d’une sphère   2017
Laiton
29 x 58 cm.

J’ai l’habitude des objets ambitieux qui prennent forme dans de grandes histoires courtes. La sculpture étant complétée, je passe à la suivante puis à une autre. L’idée d’y aller en série ne m’est pas tellement naturelle. Pourtant, maintes fois je me suis vu à la croisée des chemins, en pleine exécution, prendre une direction scellant du coup le destin de mille autres qui ne seraient pas explorées. Souvent, j’ai été peiné d’en avoir fini avec un chantier parce qu’il en était sorti quelque chose me poussant, dis-je, à aller piocher ailleurs. Assez pour me sentir, par moi-même, chassé de chez moi. Séparé des idées qui venaient pourtant juste de prendre place dans ma tête.

Sculpture de laiton chaudronné en cours de réalisation. On y voit l'une des composantes étirée par le passage d'une bille de métal.
Tests de résistance d’une composante de laiton, installée par la suite sur une matrice de bois. Ces étapes ont mené à la réalisation de la sculpture Pomme-grenade.

Sculpture de laiton chaudronné en cours de réalisation. On y voit l'une des composantes étirée par le passage d'un cylindre d'acier.
Test de résistance sur une pièce de laiton. Ces étapes ont mené à la réalisation de la sculpture Pomme-grenade.

Pomme grenade   2022
Laiton chaudronné, bois traité, vernis à l’uréthane.
50 x 50 x 50 cm. Sur le socle : 80 x 70 x 70 cm. h.

Nouvellement, je désire m’accorder le temps qu’il faut pour essayer la même chose à plusieurs reprises ; parfois, l’écho ne ressemble pas tout à fait à ce que je crois avoir entendu au premier impact. En ressortent de petites harmoniques qui ont aussi le droit de se faire entendre. C’est que l’exécution et les hasards de route sont aussi porteurs d’itinéraires et d’aventure.

Sculpture de laiton chaudronné en cours de réalisation. On y voit l'une des composantes fortement distorsionnée puis positionnée sur une matrice de bois.
Étape de positionnement sur la matrice, menant à la pièce Dome explosé.

Œuvre murale de laiton chaudronné, dont on peut voir la réalisation sur l'image précédente.
Dôme explosé   2018
Laiton
50 x 50 x 45 cm.

Œuvre de laiton chaudronné, lors de l'application de patines chimiques.
Application d’une patine sur une pièce de laiton.

Sculpture ronde de laiton chaudronné, pivotée autour de sa matrice de bois.
Tout près des trois quarts   2016
Laiton chaudronné, bois, huile de lin et cire d’abeille
51 cm diamètre.
Photo : Patrice Laroche, Le Soleil
Collection privée.

On a l’impression d’avoir beaucoup accompli lorsqu’on a façonné une nouvelle matrice. C’est bien vrai, dans la mesure où le volume est plein de bois et se laisse porter, non sans avoir à déployer de l’énergie, ne serait-ce que pour juste le décoller de terre. Or, et au moment même de l’acheminer chez Bernard, tout ce volume de bois commence à se réduire à sa surface. Dès lors, l’on va se mettre à parler de recouvrement, l’on va dessiner dessus tout un réseau d’aboutements formant une géographie de l’objet qui devient alors tout de suite le noyau creux de quelque chose de tout autre. Tantôt, le festin aura lieu et l’on crachera les noyaux.

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