Visa l’un, tua l’autre

L’initiative vient du commissaire Laurent Bonet, m’invitant avec douze autres artistes à créer quelque chose à partir de matières recyclées, qu’elles soient issues de centres de revalorisation ou même de rebus personnels. Soutenu par l’Entente de développement culturel du Québec, parrainée par la MRC de la Vallée du Richelieu et la Fondation Jordi BonetDévoiler le potentiel de la matière fut d’abord une exposition collective présentée au Musée des Beaux-arts de Mont-St-Hilaire en fin d’année 2025, après quoi les 13 œuvres s’en allaient occuper en alternance les bureaux administratifs de la MRC.

Les matières recyclées ne sont pas anonymes. Elles sont porteuses d’affects marqués et même surlignés, ce qui amène plus de variables dans le travail de création. L’œuvre qu’on va en tirer n’en est donc pas à sa première incarnation. Au contraire, elle témoigne d’une vie antérieure, voire de plusieurs. C’est donc une importante réalité à prendre en compte.

Sur l'image, des douves de tonneaux de chêne, offertes en vrac. C'est une surprise de les voir vendues ainsi en pièces détachées.

Le monde est peuplé d’objets abandonnés, qu’ils soient de métal, de plastique ou autres. Cela étant, le bois, sous toutes ses formes, me séduit toujours. En cherchant ce que j’allais utiliser, s’est ouverte une pleine cour de beaux tonneaux dont les douves sont aussi vendues en vrac. J’en ai rapporté une brassée pour les apprivoiser tout doucement, jongler et tenter des façonnages. M’accompagnent alors les fragrances de chêne blanc, de bois brûlé et même de vin, par moments.

À l'avant-plan, le collage d'un fût de chêne est en cours. Derrière, une sphère de bois que je présente plus tard.

J’allais essayer de reconstruire un fût, mais d’une forme plus conique qu’un tonneau conventionnel et d’un diamètre encore indéterminé. C’est un lent processus pendant lequel les choses ont tout le temps voulu pour s’annoncer. D’autre part, une vieille matrice de pin rouge traînait dans la grange. Je l’avais préparée il y a quelques années, afin de façonner dessus une sculpture de laiton. Cette matrice flottait dans les limbes, en quelque sorte, puisqu’une œuvre légitime s’était appuyée dessus pour trouver sa forme. Mise à l’écart, elle n’était plus sortie, depuis. D’un diamètre de 15 pouces, la sphère de bois sculptée manuellement allait dicter le rayon du fût de chêne à réaliser, les deux allant éventuellement s’arrimer ensemble. Comment? Pourquoi? L’avenir allait s’occuper de lui-même.

La sphère de bois est tracée à l'aide d'un laser, dans le but d'en retirer un quartier.
Traçage de la sphère au moyen d’un laser, avec l’intention d’en retirer le quart du volume.

On peut se laisser entraîner dans les amalgames, à force de jouxter tel élément contre tel autre, l’un et l’autre commandant quand même audace et contrôle, dans un dosage aussi audacieux que contrôlé. Est-ce qu’un objet s’enrichit invariablement lorsqu’il gagne en complexité? Vaut-il mieux commencer une nouvelle sculpture plutôt que de foncer par additions, dans un assemblage fait de choses disparates? Fort heureusement, il n’existe pas de réponse toute faite.

Un vieux miroir de surveillance comme on en trouvait autrefois dans les magasins.

Mon intérêt pour les sphères me suit toujours au quotidien, alors que je me demande ce que je pourrais faire tourner ou qu’est-ce qui serait déjà rond mais inachevé, d’un certain point de vue. Provenant d’une autre procure de matériaux recyclés, j’avais en mains un miroir de magasin en plastique acheté il y a de cela quelques années, simplement en raison de sa forme ronde. D’un diamètre de 19 pouces, il allait servir à son tour de matrice, j’allais y couler du béton. Ce n’est pas tant le miroir qui subsiste au bout des courses, mais sa forme. Même de diamètres différents, les sphères sont toujours compatibles et s’ajustent apparemment l’une dans l’autre ou en continuité, comme des yeux dans des orbites ou quelque autre élément de mécanique. On y discerne des oscillements virtuels, sans compter le balancement de la sculpture dans son appui au sol.

Ayant la forme d'une sphère, le vieux miroir est utilisé pour fabriquer un coffrage, dans lequel je vais couler du béton.

La sculpture terminée, étant composée d'un quart de sphère en béton, complété par les trois quarts d'une sphère. Arrimée par-dessus, une portion de fût de chêne.
Visa l’un, tua l’autre 2025
Douves de tonneau (chêne blanc), pin rouge, béton
48 x 38 x 70 cm.

La sculpture terminée, étant composée d'un quart de sphère en béton, complété par les trois quarts d'une sphère. Arrimée par-dessus, une portion de fût de chêne.
Visa l’un, tua l’autre 2025
Douves de tonneau (chêne blanc), pin rouge, béton
48 x 38 x 70 cm.

Ajoutons un élément important. Dès qu’une sculpture repose sur une base arrondie, son rapport au sol devient tout à coup très fébrile, à la merci de son centre de gravité. Une œuvre a beau s’être échafaudée sur des semaines de labeur et de préparation, dès qu’elle présente une forme asymétrique, nul ne sait quelle sera sa posture lorsque je vais la harnacher au berceau. C’est un peu ce que dit le titre, comme quoi les choses arrivent par elles-mêmes.

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