Pilonner pour faire – Une machine-à-fer en plein bois

D’où tiens-tu ce nerf que tu as là, quand l’as-tu ramassé et quel organe peut bien se tapir tout au bout, prêt à s’animer? Quand sonneras-tu la charge d’une suite d’événements, en jouquant ou en l’attachant à autre chose?

En matière de création, on ne voit pas à l’avance où mèneront les liens qu’on se croit seul à repérer. D’abord s’enfarger dedans, les rouler soigneusement en réserve pour plus tard ou les ignorer peut-être pour toujours. Certains petits événements d’atelier attendent leur tour comme autant de petits élastiques en légère tension, avoisinant ressorts et autres matières compressibles et compressées à divers niveaux. Un ressort de rétention peut toujours se fatiguer jusqu’à se rompre dans un fracas à surprendre le bon dieu lui-même, une détente n’attendant que cela pour tirer les choses du sommeil et s’exprimer dans un concert d’actions en rafales dont on ne sera jamais certain de voir le bout. Un concert dont on n’entendra peut-être même que l’écho.

Çà et là, quelque chose existe presque, sans qu’on l’ait encore vu. Et c’est cela qu’on cherche.

Un lieu de création est un refuge où ces choses-là restent aux écoutes jusqu’à bientôt se manifester, un nid où les naissances durent longtemps. Ainsi mon fatras d’atelier change un peu mais pas tant. Un bon jour, un gros madrier de bois franc, un nouveau, tourne au travers de mes bras parce que j’en manipule souvent. Puis il monte à bord avec moi, un long et gracieux prologue d’habitacle a le temps de s’écrire et se jouer en chemin : ça sent le bois, ça sent cette essence-là à mes côtés. L’essence mais pas encore l’existence. À l’arrivée, je saurai à peu près où le faire passer pour l’acheminer vers les tables d’opération.

Mes lames à refendre accueilleront peut-être le bois d’arbre avec quelques appréhensions, appelant de l’aide qui arrivera : je me souviendrai alors de la fois d’avant, le dernier madrier qui n’avait pas si bien passé, la dernière lame ayant un peu chauffé. À l’appui, peut-être trouverai-je même encore par terre un peu de copeaux brunis de frictions ; je ne les ramasse pas tellement, presque pas. En fait, je ne fais pas toujours maison nette fini-final de ce qui s’est passé. Il en reste des traces dans les coins et le long des murs. Sans le vouloir ni m’en défendre, j’en apporte même un peu jusque dans mes nuits de sommeil.

Alors le candidat est rentré. L’énergie a un peu changé entre les murs, je vais probablement le laisser chambrer un peu. Nous avons aussi convenu qu’une nouvelle lame ira se corder au travers des autres, les affectations étant données comme faites. Ce sera probablement celle-là, la nouvelle, qui s’introduira dans le nouveau madrier. Les autres se tenant tout près, au cas.

En atelier, j’entretiens une douce complicité avec le monde des choses : j’ai moi-même fait ce qui a été fait ici, j’ai moi-même laissé tomber tout ce qui traîne par terre, j’ai moi-même égaré tout ce que je ne retrouve plus.

Quelques bricoleurs partagent peut-être avec moi une équitable bienveillance envers des matières de connivence dont nous connaissons pour chacune les anecdotes d’acquisitions, de mutations ainsi que les divers outils servant à les apprivoiser. Par exemple, on ne peut aimer le son d’un piano sans chercher où tâter la ravissante machine qui se laisse effleurer ou taper frénétiquement, qui se fait entendre. Puis lors des longues journées de silence, l’instrument est encore là, appelant à retourner s’y asseoir ou sinon, se laissant voir jour après jour, dans tout ce qu’il représente. Je dirai que pour eux-mêmes, les outils sont d’une présence attachante. Même au repos, comme des mains en recueillement, ils se souviennent puis attendent la prochaine fois. Ce sont des compagnons de voyage qui, le plus souvent, restent à quai pour jaser.

Une bonne fois, j’essaierai de décrire plus longuement ce que représente pour un artiste son atelier. Je trouverai bien le moyen de nommer ce qu’il en est de cet espace-là, partant de la tête et y retournant, suivant des arcs de rayons variables jusqu’à plus loin que le bout des bras. Il faudra aussi évoquer les matières en suspension, en devenir. Les odeurs de ce qui s’est passé et pourrait bientôt recommencer. Puis les outils, comme autant de touches de piano qu’on n’entend pas en continu bien qu’elles adressent un sourire lorsqu’on y porte attention, d’un silence jusqu’au suivant. Tout cela pour se sentir vivant, en territoire ami.

Il faut prendre soin du lieu où l’on travaille, cultiver l’état d’esprit dont on veut se voir habité lorsqu’on s’y trouve.

Or cela devait bien arriver, un intrus s’est un jour amené à demeure dans l’écosystème. Pourquoi diable l’ai-je apportée, une presse hydraulique s’était invitée dans le récital. Le prologue d’habitacle s’était pourtant mal embarqué, le long parcours sentait vaguement le char neuf et le carton d’emballage. Ultimement, il fallait bien que la nouvelle affaire traverse le cadre de porte et prenne sa place, la greffe s’annonçait comme un rejet de l’hôte lui-même. D’emblée.

Le problème n’était pas d’avoir dépensé des sous pour me la procurer mais je me repentais déjà de devoir l’introduire en mon précieux lieu de nidification. L’inconvenante machine allait peser lourdement et pour longtemps dans un environnement de travail que j’embaumais depuis toujours d’effluves de bois, coutumières, voire identitaires. Hachurant mes journées de matière ligneuse, entrait un engin de facture pas trop amicale mais surtout teintée d’utilitaire. Un point barre réfutant les errances où d’habitude j’aimais tant me perdre. La brute s’amenait au travers des copeaux jusqu’au jour de l’éventuelle et brève résolution d’un problème. Elle n’allait pas manquer de narguer ensuite mes résistances, je m’en doutais bien, impériale dans une arène où toujours j’avais gagné sans jamais vaincre.

Qui est donc le meilleur ici?

Je regrettais de faire entrer un dur appareillage de contention dans l’antre de l’inexact que j’entretenais si amoureusement et de si longue date. Allais-je désormais devoir livrer mes hasards de route au tribunal du bon sens, à ce qui marche ou ne marche pas et sans voie alternative? Allais-je même manquer d’aire à la faveur de cet importun?

L’achat des machines-outils s’amortit dans les livres sur 5 ans, je pense. Celle-ci porte une garantie d’autant peut-être ou même plus, je n’allais pas m’en sortir aisément. Et puis, comme un outil à bois s’accompagne de bois, celle-là allait bien commander tôt ou tard son lot de mitraille froide et bruyante lorsqu’elle tombe, il allait bien falloir l’accompagner un jour de bombonnes, d’une soudeuse et quoi encore. J’allais peut-être un jour être de trop ici.

Mes dispositions étaient bien mauvaises au moment d’acquérir cette protubérance à laquelle devait bien exister des vertus inconnues. Le temps de m’y mettre et, comme me répétait sans cesse ma directrice de maîtrise, m’acculturer.

La presse hydraulique n’est en somme qu’un arc hors-série qui me vit échouer au Canadian Tire un beau dimanche, alors que partout ailleurs les dispenses d’outillages sont fermées. J’avais auparavant ramené de la fonderie des empreintes de bronze qui s’étaient légèrement voilées en refroidissant. Je n’allais assurément pas taper là-dessus comme un sourd, je voulais au contraire les voir se distendre bien délicatement comme une reprise au ralenti, dans un gentil grincement peut-être. Je voulais parlementer tout doucement comme je peux le faire de coutume avec mes matières d’accointance. Allais-je savoir un jour jouer de ce piano-là, bonhomme? Échouée en plein bois, l’insolite patraque allait-elle trouver l’invention de se déployer comme une fleur lorsque j’aurai trouvé ses points de tension? Sinon allait-elle se replier aussi gracieusement que dans un herbier?

Nous étions condamnés à vivre ensemble, pour le meilleur ou encore pire. Un problème bête m’avait fait envisager cette solution bête, bêtement efficace. Ainsi les petites coulées de bronze se sont vues aisément rectifiées sur cette malplaisante machine qui, dans le fond, n’avait jusqu’alors fait que du bien. Ainsi cette presse, celle que j’avais tôt fait d’harnacher sur une base roulante pour mieux la tasser hors de ma vue, allait au moins m’accompagner dans une nouvelle résolution de problème. Ce qui survint.

Longtemps tassée contre un mur, elle se faisait oublier la plupart du temps, prenant sa part de poussière et s’acculturant sans l’avouer, comme si Lucia était là pour le lui rappeler. Il y a longtemps, nous avions à l’Œil de Poisson un assistant qui balayait sans relâche dans l’atelier mais sans jamais ramasser quoi que ce soit. Là où gisait disons un marteau ou une chute de refente, son balai effleurait pudiquement l’ombre des choses et toujours sans les déranger pour en livrer des portraits de copeaux impressionnistes, des reliefs adoucis comme le font les premières neiges. 

Ensuite le dégel devait bien s’amener une journée à la fois. Sans que cela ne paraisse, le malaise avait commencé à se calmer. Comme le vieux chat qui n’aime pas le jeune, comme le jeune prenant son trou parce qu’il a tout son temps, la presse lâchait périodiquement un peu de pression puis commençait à s’introduire dans mes pensées. Comme une matière d’abord pas trop concrète mais ductile et alternative, un point de vue qui m’était inédit. Graduellement et partout où je regardais, astriction, pressurage et leurs synonymes se sont mis à survoler le forfait de mes journées. Le poids des choses commençait à se donner en spectacle.

Le poids des choses droites se pressant contre des surfaces droites, le poids de choses dures s’enfonçant dans des molles, des choses molles s’affaissant contre des dures. Contre elles ou même compactées dedans, comme dans des sièges. J’avais aussi fait quelques moulages dans l’année. J’allais encore procéder de même, mais pas de même. 

Revenons un peu aux ressorts à l’affût, soit compressés, soit étirés, aux matières empilées quelque part dans la grange et que j’irai chercher une bonne journée pour les doter un peu de relief. Tous les jours, quelque chose peut en surgir pour que je ne le reconnaisse plus, au terme de quelque métamorphose. C’est aussi en roulant que je resasse l’inventaire, parfois en vélo sur des coussins d’air avoisinant les soixante-dix livres de pression, la moitié en auto. Une pression d’air gardant en suspension la vie des gens sur les routes. Une pression qui nous fait parfois partir trop vite, rester trop longtemps, fuir les questions insolubles, foncer sur d’autres qui nous obsèdent.

Pour tout dire, il suffisait de l’essayer un peu. La presse mal aimée m’a abordé délicatement. Elle m’a charmé par son silence, sa simplicité d’utilisation et, disons-le, un répertoire limité jusqu’à en être déconcertant.

Limité, déconcertant. Mais pas longtemps.

Écraser, on le fait tous les jours mais jusqu’à quel point? Aplatir, cela se peut mais un débordement va bien surgir quelque part? Par quels calculs vont alors se déployer les bourrelets, est-ce qu’il en sort même du jus lorsqu’on exagère?

Proches parents des compressions, les étirements m’étaient tout aussi étrangers, or les uns m’ont introduit aux autres. Je me vis alors essayer de voiler des surfaces planes pour produire cette fois des dômes plutôt vides, alors que les précédents étaient taillés dans des volumes pleins. Je m’attendais bien à ce que la presse appelle en renfort quelques alliés de la métallurgie et de ses à-côtés. J’espérais au moins en tirer quelque chose de mon cru. Mais pour donner le change, pourquoi ne pas aller chercher aussi le vieux cric hérité du beau-père, celui-là même qu’il m’avait apporté lors du siècle dernier pour soulever l’atelier, puis la maison, alouette.

Un faiseur comme moi se fascine à voir fonctionner les machines, pas juste les miennes mais celles de l’industrie au sein desquelles toute matière, même la plus rebelle, trouve son répondant. D’autorité mais également de finesse, les choses s’y tassent, s’étirent et s’assemblent. Armé de tels instruments, je me doute bien que des matériaux que je ne connais même pas encore se montreront abordables.

Je pense qu’une forme ronde, aussi minimale et convenue qu’elle puisse être, garde ses aplombs pour la prochaine bascule. Je n’ai donc pas encore fini de produire des sphères, or les prochaines arriveront par un autre chemin.

Pilonner pour faire est le titre d’une séquence de nouvelles expérimentations où j’aborde la sculpture et même l’écriture par le biais de l’écrasement. Des expériences sont en cours, de nouvelles sculptures vont les accompagner sous peu.

Cette recherche est soutenue par le Conseil des arts et des lettres du Québec.