Les coins ronds

Des coins ronds, c’est à peu près ce que je vois au moment de tailler en une sphère un massif formé de pièces de bois au profil carré, collées les unes aux autres.

Des coins ronds illustrant, et bien paradoxalement, la complexité des choses simples.

On pourrait s’amuser à projeter des rayons laser vers une surface sphérique pour y voir de belles ellipses rigoureusement esquissées contre la surface voûtée. C’est presque pareil lorsque dérive devant mes yeux le tracé des collages alternant différentes essences de bois composant la même masse. J’ai tranquillement entrepris de la sculpter, l’amener vers une forme ronde. Après les avoir si bien rectifiés puis cordés bien serrés pour toujours, voilà les profils carrés qui se distendent en surface, proposant tout un réseau de losanges tantôt droits, tantôt arqués. Tantôt courts puis bien plus longs par ailleurs, négociant les contreparties en temps réel. Comme une équation qui change sans cesse mais balance tout le temps.

Je m’en émerveille et non pas parce que c’est extraordinaire. Au contraire, c’est une même routine qui insiste encore pour m’épater au détour des manipulations. Il y a tout un monde entre l’extrême simplicité et la complexité qu’elle sous-tend, comme si l’une et l’autre se devaient mutuellement leur existence. Les contraires du monde se cachent les uns derrière les autres.

Généralement, je travaille avec des matières qui au final, m’apporteront une contribution attendue. Si l’on ramène la question aux essences de bois, toutes savent se montrer utiles à un certain moment, pour leurs propriétés respectives. L’aspect, la coloration et même la fragrance, se présentent à l’avenant.

En temps normal, j’aurais simplement cherché des essences contrastées pour les assembler en damiers, exprimer le cubage de la masse. Or j’ai fait des collages de bois francs, les choisissant non pas pour leurs colorations tranchantes mais au contraire pour leurs différences de densité, chose qui est le plus souvent bien secondaire. Sachant que j’allais les mouler, j’ai fait alterner des grains de bois très serrés et homogènes comme ceux de l’érable et du cerisier tardif, avec d’autres aux fibres plus ouvertes comme le frêne, le chêne ou le sapin de Douglas. Là encore, on travaille avec des matières qui parfois peuvent se ressembler d’un point de vue chromatique mais sauront se démarquer par leur empreinte. Parce qu’aujourd’hui, le regard se dirige vers le toucher. Une autre journée, ce sera autre chose.

Le damier m’apparaissait dès lors comme un mot croisé pas encore fait, une trame où allait se décider à mesure quels morceaux devaient s’y différencier et à quel endroit, qui d’un plein ou un vide allait prendre sa place dans la composition. Des pleins ou des vides, des tenons ou des mortaises. Dans du bois, on imagine volontiers de tels assemblages ou à tout le moins, c’est ainsi qu’on les désigne.

Et si l’on faisait entrer d’autres matières dans l’expérience?

Une sculpture de bronze est généralement vide et ce, pour un tas de raisons techniques. Dans mes assemblages, le bronze s’introduit alors par surfaces assez minces alors que le bois s’amène comme une masse. D’emblée, ces deux matières apportent au projet des vocabulaires différents, pour ne pas dire opposés.

Je m’affaire à marier dans le même objet des composantes moulées avec d’autres qui sont sculptées, chacune tirant son origine d’opérations différentes en des lieux différents et prenant place ailleurs dans le temps. Quelque chose d’étrange se produit lorsque les segments disparates en viennent à s’arrimer en une forme unifiée, comme ceux d’une station spatiale attendant les unes et les autres dans l’apesanteur.

Un certain chaos s’entasse à l’intérieur d’une orbite donnée.

Rien n’est plus fébrile en son emplacement qu’une sphère, qu’on croirait devoir caler dans un coussin pour l’immobiliser. Cependant, le bronze étant beaucoup plus dense que le bois, le centre de gravité de la pièce s’en voit excentré, imposant une base à cette forme sens dessus dessous, qu’on s’attendait au contraire de voir rouler à hue et à dia. Bien qu’elle soit ainsi plus stable, elle étonne, comme un tableau qu’on reverrait plus tard chez son acquéreur qui l’aurait accroché à l’envers. On peut prendre acte de sa position sans chigner. En la posant sur un plan incliné, on l’appelle à en trouver une autre à laquelle elle pourrait obtempérer. Au final, on a déposé une sphère sur une surface qui n’est pas au niveau et ce, pour la stabiliser dans une posture alternative. Le résultat m’apparaît assez convaincant et d’autant plus contrintuitif.

L’étude 5 fournit un autre exemple de ce qui peut se passer lorsqu’on met en relation un matériau très dense comme le bronze avec un volume bien plus important mais de moindre densité. Le massif de bois n’arrive pas à s’imposer comme une base viable mais en revanche, sa position en hauteur en fait un levier qui lui confère une certaine fébrilité.

L’étude 6 est venue au monde dans un vase de verre fêlé qui allait se montrer utile une ultime fois, alors que je l’ai bourré de béton haute-résistance.

L’étude 7 m’a donné l’occasion d’aller fouiller dans le bois de chauffage à la recherche d’une pièce massive et dure à mettre en relation avec la demi-sphère de bronze. Il s’agit de bouleau jaune. Le long tenon de franc frêne provient d’une sculpture recyclée qui arbore encore la patine d’un certain séjour en extérieur à Lévis.